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9 avril 2014 3 09 /04 /avril /2014 16:17

Texte de ma conférence lors des Journées de la Francophonie dans l'Ile de Noirmoutier (mars 2014)

 

Lorsque en 1998, je suis parti seul et à pied du Puy en Velay pour rejoindre Jérusalem, j’étais loin d’imaginer tout ce qui m’attendait. Je ne vais pas parler ici de toutes mes aventures, qu’elles soient physiques, morales ou spirituelles. Pourtant, il y en aurait à dire ! C’est d’ailleurs ce que j’ai fait dans un livre sorti en 2013, et intitulé « Les 7 démons sur le chemin du pardon ».

 

Dans ce livre, j’ai omis de parler de l’une de mes découvertes les plus étonnantes qui soient, et que je vais maintenant évoquer pour vous, à savoir l’importance de la langue française sur le chemin du pèlerin. Cette évocation s’articule autour de deux thèmes :

 

La langue française, une nourriture vitale pour le pèlerin

Le pèlerin, ambassadeur itinérant de la langue française

 

Commençons donc par la nourriture. L’emploi de ce mot me fait immédiatement penser à la notion de langue maternelle. Quelle belle expression n’est-ce pas ? Mais il en va de notre langue comme de tous nos trésors : c’est lorsque nous les avons perdus, ou que nous n’en avons plus l’usage, que nous prenons conscience de l’importance – parfois vitale – qu’ils avaient pour nous. Entendant cela, chacun a sûrement en tête quelque illustration de ce propos, qu’il s’agisse de la perte d’un amour, de la perte d’un membre (physique ou familial), ou tout simplement de la perte de sa jeunesse.

 

Là, il s’agissait de la perte de ma langue maternelle. Merveilleuse expression je le redis, qui fait penser au lait maternel, nourriture indispensable à notre survie. Et c’est bien de ça dont il est question. Comment traverser l’Italie, la Grèce, la Turquie, la Syrie, la Jordanie et arriver enfin en Israël sans l’aide de ma langue maternelle ? J’ignorais qu’elle me manquerait tant.

 

Certes, j’avais bien prévu que ne pas parler les langues des pays traversés me vaudrait des difficultés, mais je les avais imaginées d’ordre pratique uniquement, ce qui se vérifia d’ailleurs, sans imaginer la douleur morale, émotionnelle, sentimentale liée au fait de ne pas, ou très peu, parler français. Je compris rapidement.

 

D’abord en Italie. Un dimanche soir. Après sept heures de marche j’arrivai enfin dans mon premier village italien. Au passage du col de Larche, frontière naturelle entre les deux pays, il avait neigé. Puis plus bas, une pluie glaciale. J’arrivai à Berzézio trempé, épuisé. Où aller ? Vers l’église bien sûr. Par chance il y avait une messe. Grelottant, j’attendais la fin de celle-ci pour voir le curé et solliciter un hébergement. De l’italien je ne connaissais que « so uno pellegrino » qui signifie « je suis un pèlerin ». Les gestes feraient le reste, pensai-je. Je ne sais si le curé comprit ma demande d’hospitalité, mais moi, de sa réponse embarrassée, je ne compris qu’une chose : NON ! Pas d’accueil !

 

Cela me fit mal : où allais-je dormir ? J’aurais voulu argumenter, dire ma fatigue, émouvoir le prêtre, mais sans la parole… Cette impossibilité pour m’exprimer me fit penser au fait d’être incompris. Cette incompréhension n’est pas toujours d’ordre psychologique, elle provient souvent d’une approximation de vocabulaire, chacun donnant à certains mots un sens qui n’est pas vraiment le même que celui de son interlocuteur. Dés lors qu’il s’agit d’un échange un peu subtil, comment alors se comprendre ?

 

Cette question me permet une digression qui me tient à cœur, à savoir l’avenir de notre langue confrontée aux nouvelles technologies. Dire dans un sms « je t’m », en écrivant t apostrophe m, me parait un peu court pour évoquer l’amour. A moins qu’il ne s‘agisse d’un amour au rabais, un raccourci de l’amour. Chateaubriand, Musset, Eluard et tant d’autres doivent se retourner dans leur tombe. Ce sms pitoyable me fait penser au grand Ivan Tourgueniev qui, à la fin de sa vie, concluait son sublime et poétique roman « Premier Amour » par cette phrase : « A présent que les ombres du soir commencent à envelopper ma vie, que me reste-t-il de plus frais et de plus cher, que le souvenir de cet orage matinal, printanier, et fugace ? ». Je n’ose imaginer ce que cela pourrait donner en langage sms.

 

Sans l’usage d’une langue riche, nous régressons. Ne reste plus comme possible communication que manger, boire, dormir. Peut-être aussi un autre verbe, commençant par un b… Autant dire qu’avec un langage aussi restreint, la pensée s’appauvrit, la civilisation régresse, le pèlerin ne tutoie plus les cieux. Sur mon chemin de Jérusalem, je luttais à ma façon pour ne pas sombrer. Pour cela, chaque jour je m’efforçais de lire un passage du seul livre qui m’accompagnait, un livre passionnant sur les Mythes. Pas les petits animaux – les mites qui bouffent les vêtements- , mais les grandes croyances expliquant peu ou prou la naissance et le fonctionnement du monde.

 

Et puis, autre possibilité : ma mémoire ! Quelle merveille que la mémoire ! Outre la phrase de Tourgueniev, - que je ne résiste pas à vous dire une seconde fois tant je l’aime – (« ………. ») je me récitais en marchant tout ce qui me revenait du fond de ma petite culture: du Baudelaire bien sûr « Sois sage ô ma douleur et tiens-toi plus tranquille/ tu réclamais le soir, il descend, le voici », du Verlaine, du Supervielle, du Rimbaud forcément. Et même je chantais. Grâce à Ferré d’abord, qui avait si magnifiquement mis en musique les textes de ces grands poètes. Grâce aussi à tous ces artistes qui avaient nourri mon adolescence : Escudéro d’abord, Brel, Nougaro, Piaf, Reggiani, Félix Leclerc, Hélène Martin, Vignault, et tant d’autres… tous de louables serviteurs de la langue française.

 

Souvent, je ne savais pas le poème ou la chanson en entier, mais qu’importe, quel bonheur c’était d’entendre – oui entendre physiquement – ma langue, la beauté de ma langue. Oserais-je dire d’ailleurs, pour reparler de la notion de langue maternelle, que m’écoutant moi-même, je buvais du petit lait ? Nourriture vous ai-je dit. Et nourriture vitale, pour le corps et pour l’esprit.

 

Un être humain trop longtemps privé de sa langue maternelle peut perdre la raison. Pour éviter cela, outre le fait de lire, de chanter, de déclamer à voix haute, je parlais aussi à mon bâton ! C’était quand même mon compagnon de voyage ! Cela devenait limite. L’inquiétude quant à ma santé mentale survint sur les grands plateaux de l’Anatolie, quand vous pouvez marcher toute une journée sous le soleil, sans jamais voir le paysage changer, ni rencontrer âme qui vive. Alors oui, je parlais à mon bâton. Pour soulager mon cœur de la dureté de ce voyage, pour parler d’un passé qui m’obsédait, pour entendre – je l’ai déjà dit – avec mes oreilles, ma langue maternelle. Dédoublement de personnalité, début de folie… car un jour je crus bien que mon bâton me répondait. Le plus inquiétant peut-être était que je n’en étais même pas surpris. Je raconte cela en détail dans « Les 7 démons sur le chemin du pardon ».

 

Sur ce chemin de solitude, j’ai vraiment découvert mon amour pour ma langue maternelle. Certes je l’aimais déjà depuis mon plus jeune âge. Pierre et le loup, La chèvre de monsieur Seguin, Le petite Sirène d’Andersen… comme tout cela était bon. Mais j’ignorais que ces frissons émotionnels qui m’emmenaient si loin, s’ils tenaient au talent des auteurs me venaient aussi de la langue elle-même. Je ne savais pas à quel point elle me « parlait », me nourrissait, à quel point elle me devenait indispensable, vitale.

 

C’est pourtant ce que j’avais plus ou moins découvert quelques années plus tôt, lors d’une séparation, où le fait d’écrire jour et nuit, ou presque, m’avait sauvé de la dépression, de pire encore peut-être. Ce n’était qu’un début. J’ignorais qu’après ce pèlerinage, je consacrerai l’essentiel de ma vie à l’écriture, comme un hommage à cette langue française qui m’a tant donné. Mon vingtième livre sortira cette année, mais je me sens toujours redevable.

 

Sur le chemin de Jérusalem, que faire pour remercier ma langue maternelle, pour la servir ? La réponse était évidente : chaque fois que j’en aurais l’occasion, parler d’elle, la valoriser, la faire vivre. C’est comme ça que je suis devenu une sorte d’ambassadeur itinérant de la langue française

 

Jusqu’ici, vous l’avez bien remarqué, je me suis surtout plaint de ma solitude au cours de ce périple. Mais ne croyez pas pour autant qu’au fil du chemin, je n’ai  rencontré qu’ignorance de notre belle langue. Ce fut même tout le contraire ! Ainsi en Italie, cet homme chevelu et barbu, dans un village perdu entre les Pouilles et le Basilicata, qui me fit un peu peur, mais que je suivis quand même vers son lieu secret, son antre, son terrier, une cave, un souterrain où, je le compris plus tard, il exprimait le meilleur de lui-même. Là, après m’avoir fait écouter du Wagner, voilà que ô miracle, il se met à parler en français, un français magnifique, comme moi-même je ne le maitrise pas. Il était prof de français à l’université. Toute la soirée, et même une partie de la nuit, il m’a lu des textes qui lui tenaient à cœur, des poèmes aussi, et entre chacune de ses prestations, il nous servait un verre d’un de ces rosés italiens peu connus qui ont la pudeur de la pauvreté du sud, mais sa force aussi. Bref, sa diction devint  rapidement approximative, et mon écoute lointaine. Qu’importait. Il me chantait ma langue, et mes larmes de reconnaissance d’entendre celle-ci à ce point honorée le rétribuaient au-delà de tout ce qu’il pouvait espérer. Ayant compris ma sensibilité à ma langue maternelle, il me donnait à téter goulûment. Et lui était flatté qu’un étranger le reconnût digne de donner ainsi le sein de sa culture. Cette nuit-là nous fûmes frères de lait et frères de langue…

 

Comment oublier aussi, en Grèce cette fois, Papas Christostomos ? Grèce orgueilleuse, du moins dans ses monastères masculins qui ne m’accuei-llirent que rarement, contrairement aux monastères féminins. Comprenne qui pourra. Mais ce jour-là de mai, un très vieil homme, seul dans son monastère quasi abandonné m’a ouvert sa porte. Et plus encore. Son cœur. Grâce à la langue française. Après qu’il m’eût offert une collation préparée par ses soins – olives, tomates, concombre… - il voulut m’inviter à le suivre pour découvrir l’endroit où j’allais enfin me reposer. Il eut alors ces mots qui résonnent encore en moi, tant ils sont empreints de tendresse. Au lieu de dire, en bon français «venez avec moi », ou « suivez-moi », il me dit : « Viens à moi ».

 

Ô papas, ô que oui, je voulais bien venir à vous, me blottir dans vos bras, moi qui étais alors comme un enfant perdu. Non seulement, il n’avait pas trahi notre langue, mais par une sorte d’erreur divine, il l’avait rendue encore plus vivante et plus généreuse. Même écorchée, notre langue a ce génie de nous enseigner encore, et de nous parler le langage de l’amour.

 

Tant de rencontres heureuses sur ce chemin grâce à la langue française. En Syrie notamment, où la France bénéficiait encore, elle et sa langue, d’une aura bien particulière, d’une vénération presque. Qu’êtes-vous devenus mes amis de Homs, ville martyr aujourd’hui, qui me disiez, « parle, parle encore ». J’étais si fatigué, mais il y avait tant de lumière, tant d’attente dans vos yeux. Comme si le français allait vous sauvez de ce que peut-être déjà vous imaginiez. Alors j’improvisais, je mélangeais tout, la folie d’Edgar Poë qui m’enivrait à la sagesse de Bergson qui m’avait appris (alors que je ne connaissais rien de la vie) que le plaisir est humain tandis que la joie seule est divine. Je parlais de moi aussi, de mes désirs de  fraternité, de l’amour, des amours perdus et des amours à trouver. Je parlais pour eux et je parlais pour moi. Pardon pour cette outrecuidance, mais je parlais comme St Exupéry dans Citadelle, un de mes maitres en langue française. Je m’élevais vers lui.

 

Dieu merci, ces soirs-là nous ne buvions pas du vin, mais du thé. Amis perdus, vous croyiez en la France, en la langue française, et je dois le dire ici, nous vous avons trahis, nous vous trahissons depuis trois ans. Au nom de je ne sais quel intérêt – ou plutôt je le sais bien, un intérêt commercial ! – nous vous avons abandonnés. J’ai honte de mon pays qui en vous abandonnant abandonne aussi le respect de sa propre langue, car vous l’aimiez tant, et ne serait-ce que pour cela, nous avons le devoir sacré de vous défendre et de vous protéger. Nos édiles savent-ils qu’un jour nous paierons cher ce crime d’absence de courage? Ou plutôt leurs enfants, nos enfants ?...

 

Jusqu'au bout de mon voyage, je me suis fait un point d’honneur de parler du mieux que je le pouvais notre langue. Non pour impressionner mon interlocuteur, mais pour le nourrir, puisque je voyais bien qu’il était affamé de cette richesse-là. Alors j’y allais, au risque même de me tromper, de mes futurs antérieurs et de mes imparfaits du subjonctif. Non que je les crûs indispensables, mais pour partager et offrir cette musique que recèle en son sein cette merveille qu’est la concordance des temps, pour chanter ma langue et la faire aimer. En face de moi, ce n’était que jouissance, ou plutôt réjouissance, car c’était festin que nous partagions.

 

Je crois sur ce chemin avoir fait ce que je pouvais pour servir notre belle langue française, la faire vivre, la partager, la valoriser, et donner envie de l’aimer. Je n’ai pas fait cela par patriotisme, pour servir mon pays, même si un pays et sa langue sont indissociables. Je l’ai fait pour rendre hommage au génie de cette langue qui a eu pour enfants Voltaire, Diderot, Rousseau, Molière, et tant d’autres…, qui à travers cette langue singulière ont atteint l’universel et fait rayonner la France dans le monde. Je l’ai fait aussi parce que je crois qu’un homme qui respecte la langue française ne peut pas être tout à fait mauvais. Moi-même, je crois que l’ayant servie du mieux que j’ai pu, je suis devenu un peu meilleur.

 

Même si, bien sûr, je suis encore en chemin….

 

 

                                                                         JYR (mars 2014)

 

 

 

 

 

 

 

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